dimanche 25 mars 2012

Detachment

! [Cette analyse s'adresse principalement aux personnes ayant vu le film]

«Jamais je n’ai senti, si avant, à la fois mon détachement de moi-même et ma présence au monde » Albert Camus dans L'Etranger
           
               Les premières minutes du film réunissent différents témoignages, donnant l’apparence d’un documentaire à propos de l’éducation aux États-Unis. Lors de la sortie du film, on pouvait d’ailleurs lire cet avis du journal 20 minutes "On met une très bonne note à ce film instructif." S'il est instructif, la formulation révèle toutefois que le critique n'a pas compris le message véhiculé. On met une bonne note, comme à l'école, on oublie la poésie, on oublie ce pourquoi nous nous rendons dans les salles de cinéma. On parle d'ailleurs de message quand le film est médiocre, pas dans le sens de mauvais mais simplement de moyen. Je ne pense pas que ça soit le cas ici,je ne résumerais pas Detachment à un film "instructif".  Au début je me suis effectivement demandée si par les divers témoignages et les petits dessins qui s'interposent entre les plans ça n'allait pas être être le cas mais l'histoire s'intéresse ensuite véritablement au mal-être et au détachement.

"My mother was a teacher and I knew without a shadow of a doubt from my early childhood that the one job I would never do is become an teacher. Anything rather become a teacher."

"They believe they could make the difference. I know how important it is after guidance and to have someone help you to understand the complexities of the world where we're living, they didn't really have that...growing up." Henry

                Henry Barthes (serait-ce une allusion à Roland Barthes, critique et sémiologue français ? ) est professeur remplaçant de littérature. En constant mouvement, il ne s’attache ni aux lieux, ni aux personnes, errant de son logement provisoire au lycée, hanté par les fantômes de son passé. L’établissement scolaire est extrêmement difficile,  le projet éducatif s’efface, l’union des collègues vacille face à une situation qui semble sans espoir. En rentrant chez lui, Henry rencontre une jeune fille qui se prostitue, une des élèves de sa classe est suicidaire, la vie de couple de la directrice est si mauvaise, voire pitoyable qu’elle en semble caricaturale. De plus le passé familial du professeur est lourd, tous ces éléments creusent le fossé entre le détachement apparent du personnage et son environnement, l’atmosphère du film. Le sujet est profondément touchant, nous sommes tous allés à l'école, nous avons tous un rapport différent avec l'institution scolaire, un vécu différent. Et ces instants bons ou mauvais nous ont formés, ils sont au fondement de notre vie.  Cette période est censée être un élan vers l'avenir, on est censé se projeter, avoir de l'espoir mais ce que décrit Detachment, de façon peut-être excessive face au quotidien de la plupart des lycéens ou professeurs c'est justement la perte de cette foi. La dramatisation des intrigues qui se chevauchent peut déranger ou sembler inutile, on aurait un surplus tragique,  un manque de réalisme mais l’intérêt n’est pas négligeable et en adéquation avec le titre du film. En effet, pour que cet état frappe le spectateur, pour qu'on s'y sente associé et qu'on le ressente également, il fallait passer par cette violence des situations, par le suicide d'une élève, par la rencontre d'une jeune fille qui se prostitue, cela permet de comprendre le mécanisme du détachement. N'importe quel professeur aurait craqué, aurait agi différemment mais Henry n'est plus vraiment là, il erre entre ses souvenirs douloureux qu'il a réduits au rang d'ombres et son morne présent. Il voit les choses telles qu'elles sont, il a renoncé à l'illusion, il sait que son grand-père a été violent avec sa mère, qu'il est en partie responsable de son suicide ou qu'il n'a rien fait pour l'empêcher mais Henry, sans énergie a perdu la notion même de colère, on ne se situe pas dans ce type d'énergie propre aux héros romantiques du XIX ème siècle, on n'assiste pas à des élans passionnés. Au milieu de tout ce détachement, quelques crises voient l'âme ressurgir. La douleur se fait sourde, elle gronde : Henry jette chaises et tables, la conseillère d'orientation hurle, une lycéenne se suicide, la jeune protégée d'Henry pleure et finit par avouer qu'elle n'a que lui, qu'elle l'aime et qu'il est sa famille. Ce sont les rares occasions ou les personnages se dévoilent, où l'on accède à leurs intériorités, c'en est bien plus percutant. Cela dévoile que le détachement est un travail perpétuel, il est loin d’être naturel, cette anesthésie des sentiments peut s’envoler en quelques instants. Comme l’écrit Christine Orban : « L’indifférence n’est pas naturelle. Elle est un apprentissage tristement nécessaire. » Pourquoi être indifférent ? Il s’agit de survie, on continue à respirer, à se lever chaque jour en attendant de se réveiller de ce mauvais rêve, en attendant d’avoir une raison de se lever, de se motiver. Au début du film, on voit d’ailleurs Henry errant le soir dans les rues. Il marche d'un pas lent, le regard vide. Et un jour, on se réveille. On prend comme tous les matins notre première bouffée d’oxygène mais celle-ci est différente, on ne retient plus notre souffle. On vit. On garde l’amertume des jours passés, la découverte du monde nous a changés, nous sommes marqués mais nous avons une raison de vivre, une appartenance, un ancrage au monde. C’est quand ce lien est brisé qu’on dérive, qu’on se laisse aller errant de rue en rue, de bus en bus.  
"the tears were off from myself"

                Si les situations sont extrêmes, la réalité n’est pas toujours lointaine, par exemple le professeur timide, l’air ringard, rongé par un mal-être profond peut rappeler à beaucoup des enseignants rencontrés au cours d’un parcours scolaire. Il dit : "Sit down, I'm starting the DVD." tandis que le brouhaha s’étend, ceci est une scène assez réaliste. Ce professeur, totalement désespéré exhibe sa solitude et son isolement en restant de longues minutes sans rien faire derrière le grillage en espérant que quelqu’un le remarque.

Cela est à rattacher avec une phrase résumant bien le film :  « Who cares ? » L'annonce du suicide final se fait par la lecture des copies des élèves, la scène est programmatique. On s’étonne que personne ne s’en soit vraiment alerté. La mention : "no name" semble faire écho au "who cares". Meredith, cherchait juste un signe, une oreille attentive, c’est-à-dire quelqu'un qui puisse compter dans sa vie, et l’encourager sincèrement. Affaiblie par les critiques récurrentes de son père, elle avait atteint un état de non-retour. Henry était sa dernière chance, sans espoir elle ne pouvait plus vivre alors elle décida d'arrêter, l'ultime détachement : la fin de la vie, celle qui rend tout résurgence de l'âme impossible. Henry n'est pas l’idéal du professeur qu'on trouve dans Le Cercle des poètes disparus (Dead poets society), il ne se comporte pas en héros, il ne se bat pas. On ne se situe pas dans du grand tragique puisque le système éteint l’être, le fait mourir à petit feu. C’est pourquoi la BO est assez minimaliste, les cordes sont très peu présentes, quelques notes de piano se font entendre. Le lycée n'est donc pas si éloigné de la petite chambre d'hôpital où séjourne le grand-père de Henry, c’est l’antre de la désillusion dont le détachement découle. Le seul qui semble heureux tient parce qu'il prend ses petites "pilules du bonheur", pilules qui maintiennent l’illusion. La conseillère d'orientation est celle qui connaît "the truth". "it's so easy to be careless." le jeune professeur de mathématiques nourrit encore des espoirs, ceux-ci ne sont pas vains puisqu’elle parvient à aider un lycéen. Cela met en valeur un apprentissage prenant en compte les individualités, ce que les systèmes, les institutions tendent précisément à détruire. Les petits dessins animés qui reviennent souvent sont finalement assez appréciables, ils ramènent à l'enfance, la montrant en pleine chute. Le film est le récit d’un anéantissement, on évolue donc dans le cadre du nihilisme.

                S’il y a remise en cause du système, on ne doit pas se limiter à l’école mais aussi aux institutions médicales mais plus généralement c’est la société qui nous apparaît sous un jour peu flatteur. L’absurdité du monde est mise en avant, c’est cette conscience qui impose le détachement. On ne peut pas lutter contre l'absurdité, on doit juste tenter de trouver son propre chemin dans la foule, de se créer une carapace et de trouver sa façon de survivre...à la vie.
           

                    Intéressons-nous maintenant à la jeune prostituée et à Henry. Pour la première, heurter les gens, s'y opposer est le seul moyen qu'elle a de nouer un lien avec eux. Elle les allume ou les agresse verbalement. L’enseignant lui dit tout d’abord "just walk away" sans prêter attention à elle, on a bien l'attitude de l'homme détaché de sa vie. Son hygiène de vie est parfaite, son appartement est presque vide, non personnalisé. C'est logique c'est un remplaçant, il a choisi ce qui lui permettait de ne s'attacher à personne, de bouger sans cesse sans se fixer. Sa vie est désaffectée dans les deux sens du terme. Il fume toutefois  une cigarette de temps en temps.  Sa jeune protégée est à l'inverse de lui, pas désaffectée, débauchée, salie mais en prise au même désabusement. Elle a choisi une autre voie. "go to sleep" est le seul traitement qu'il propose, c'est son mode de fonctionnement, même éveillé il a endormi sa vie. On suppose que le suicide de sa mère a été une véritable brisure de son être, une rupture dans sa vie qui a même changé son rapport au temps. On peut supposer que c’est ainsi que fonctionnent la plupart des personnes après un traumatisme. Un jour tout allait bien puis leur vie s’est brisée alors elles ont continué à se lever le matin, perdues et hantées par le passé. Erica avait renoncé avait renoncé à la vie. Pour perdre toute estime d'elle-même en se prostituant, c'est qu'elle ne pensait pas avant de rencontrer Henry que ça en vaille la peine, elle ne pensait pas avoir un avenir. Meredith se situe du côté sombre, elle se suicide mais cette jeune fille qui a renoncé, tout comme Henry qui est en « stand by », mi-mort mi-vivant (on se rappelle du perso principal de Somewhere) finit par retrouver l'espoir. La toute fin du film laisse donc apparaître une lueur, un dégel du personnage principal. Henry tend au début du film un mouchoir pour que sa jeune protégée s'essuie la bouche, qu'elle l'assainisse en quelque sorte. A la fin du film c'est lui qui fait ce geste, pour ôter le sang de Meredith. Peut-être s'est-il libéré, à nouveau confronté au suicide, libéré du poids de son passé. Il s'allège de cette ombre qui pèse sur son cœur puisqu'il est lui-même dépressif. S'essuyer la bouche, ne serait-ce pas le signe de l’ acceptation de la vie ? Se passer de l'eau sur le visage a également cette valeur, c’est un geste purificateur. C'est alors qu'il dit "we're feeling." C'est pour cela qu'étrangement le film peut "faire du bien", impression dont on m'a parlé sur twitter, on pourrait ainsi y voir une fonction cathartique. Ce film ferait écho à nos propres questions existentielles, à notre propre solitude, un sentiment qu'on a tous connu puisque, comme l'écrivait George Sand : "La foule est le désert des hommes." Mais ici point de foule, au contraire on plonge à corps perdu dans au cœur de la solitude.
                 Les violons apparaissent à la toute fin quand le terme « detachment » s'efface et disparaît au milieu de cet écran noir. Henry essayait de maintenir cet état pour survivre, cet équilibre était fragile puisqu’on le voyait pleurer dans le bus au début du film. Ses yeux devaient être secs de larmes mais les hommes sont ainsi. « we're feeling », quelques soient nos moyens de protection : pilules du bonheur, détachement apparent, des grosses lunettes noires et un air sévère (la conseillère), une bonne conscience,  une foi (la prof de math) aveugle, un sourire étincelant... Peu importe quels sont nos remparts, we're feeling. Et quand on plonge définitivement dans le détachement, quand la remontée à la surface du monde est trop insupportable, on cesse de vivre, on meurt, comme la mère d'Henry, comme Meredith mais le plus souvent, aussi dur que soit ce simple geste de se lever, de sortir de chez soi et de se rendre au travail, on le fait. On continue chaque jour, en attendant de trouver des personnes qui nous regardent vraiment, des personnes qui font attention à nous justement et qui répondent à cette éternelle question : "who cares ?".
               Cependant cette lueur n'est valable que pour des destins individuels, des histoires personnelles. Le constat sur la société dans son ensemble sombre à la toute fin du film dans le désespoir le plus total. Les tables de la salle de cours sont renversées, les feuilles volent. Tout est vide. Cette vacuité est présente tout au long du film, notamment par les plans sur les couloirs vides et c’est à cet instant qu’elle atteint son paroxysme, c'est incarné de manière saisissante par le texte de Poe. Cette institution qu'on appelle école, ces murs, les bâtiments mêmes ont un pouvoir sur vous, ils peuvent à eux seuls vous plonger dans un malaise profond. Pour en sortir il faudra se battre, il faudra pouvoir vivre mais le message est clair : l'école peut être néfaste à l'individu et être source d’anéantissement, destruction de l'être au lieu de le construire. L'école a une âme et elle peut ronger la vôtre. Si les êtres dérivent, l’école entité vivante aussi. C'est le point de vue, le ressenti des personnages qu'on a ici, ainsi le film montre comment chaque individu peut réagir face à la même société, le personnage principal, au cœur de la réflexion générale illustre la dépression, c'est probablement le motif principal de Detachment. Avant d'être un film sur l'école, sur une famille déchirée, sur une jeune prostituée, c'est un film sur la dépression.


Le texte de Poe : lien

Quelques autres critiques : celle d’Ecran large, de ladyteruki pour les plus positives. J’y adhère totalement. Et celle de delromainzika qui n’a visiblement pas...aimé. Un point de vue opposé, c’est également intéressant !


11 commentaires:

  1. "N'importe quel professeur aurait craqué" > j'ai bien ri quand même, sacrée opinion des profs ! ^^

    Sur l'indifférence, ce qui peut gêner, c'est justement d'en faire une posture, et c'est sans doute ce qui a déplu avec le film, dans la réalisation principalement.
    Les moments "cartoon" m'ont pas tellement plu en revanche, un poil sursignifiant, artificiel (et du coup poseur), quand l'ensemble du film manie déjà bien cette collision entre enfance, naïveté/violence.

    J'ai apprécié la lueur optimiste, effectivement individuelle, mais qui a justement le mérite de ne pas s'arrêter à un constat tout ce qu'il y a de plus banal (même si là, c'est vrai que de prendre le parti d'un personnage indifférent, loin du prof-héros est rafraîchissant) et d'un traitement qui peut être agaçant, ça aurait été un exercice vain et prétentieux autrement.

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    1. Je ne trouve pas que le film manie tant que ça la collision entre l'enfance, naïveté et la violence, on se situe presque toujours de l'autre côté, on serait donc dans un univers "post-traumatique" !
      Quant à dépasser le simple constat, en y réfléchissant, je crois que c'était le but des petits témoignages ouvrant le film, chacun véhiculant une expérience extrêmement différente et pas forcément négative, on a assez peu de jugement de la part du réalisateur, ce n'est pas moralisateur, ça aurait effectivement été très agaçant... S'il y a constat, ce n'est donc pas un constat banal ^^

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  2. Oui, je vois ce que tu veux dire, mais j'ai l'impression d'un univers post-trauma qui rencontre à nouveau l'enfance (ne serait-ce qu'avec la relation avec la jeune fille). Les personnages ado ont cette part de naïveté (au sens d'innocence si tu veux) ou au contraire de violence, et parfois vont de l'une à l'autre (prostituée violence>naïveté / fille qui se suicide naïveté>violence par la mort).

    Oui, pour le constat c'était ma conclusion, qu'il fallait éviter l'habituel "l'école va mal", par une surenchère de violences etc (ici, on a cette surenchère avec le suicide tout de même, mais la fin optimiste permet de ne pas s'y arrêter, c'est ce que je voulais dire). Ah ça, c'est le truc des films français de jouer la morale dès qu'on parle d'école ^^ (et de presque tout sujet de société d'ailleurs, c'est pour ça que j'aime bien Céline Sciamma qui évite cet écueil dans Tomboy).

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  3. Oui, je suis d'accord. Et, Tomboy...ah quelle déception que le film n'ait même pas été nommé aux Césars.

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  4. Je ne l'ai pas lu en entier parce que je pense que ton article s'adresse surtout à ceux qui ont vu le film, mais ça donne envie de le voir, j'en n'avais absolument pas entendu parler ! Adrien Brody, quel talent.

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  5. Oui c'est vrai, je pense que je vais désormais tout diviser en deux parties : de courtes critiques sans dévoiler les intrigues majeures et les analyses. J'aurais pu le préciser en début de billet d'ailleurs. Je te le conseille évidemment, un film bouleversant et un rôle qui convient parfaitement à Adrien Brody !

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  6. Faut aussi que je creuse plus dans sa filmo à lui... The Jacket est un de mes films préférés grâce à son interprétation, dans Le Pianiste il est extrêmement touchant, La Ligne Rouge aussi même s'il a un rôle moindre.

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  7. Parmi les blogueurs que je consulte, le film a été beaucoup descendu. Je l'ai pour ma part bien aimé. Le trait est un peu trop forcé sur l'éducation mais il y a aussi de belles choses.

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  8. Je l'ai enfin vu et j'ai donc enfin pu lire ton article : je suis entièrement d'accord avec !

    J'ai adoré ce film et te remercie d'ailleurs de me l'avoir fait découvrir par le biais de ce blog. Adrien Brody est taillé pour ce rôle, j'ai adoré toutes les intrigues sans exception, c'est traité avec sensibilité et tristesse. Vraiment un très beau film.

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  9. Si tu as des films semblables à me faire découvrir n'hésite pas. (côté cinéma indépendant, je te conseille "Margaret" si tu ne l'as pas déjà vu, bouleversant)

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  10. Non j'avais hésité à le voir au ciné mais j'ai finalement abandonné l'idée. Du coup je note pour plus tard, merci !

    Comme ça je vois pas vraiment de films semblables à Detachment parmi ce que j'ai vu... En fait ça dépend si c'est pour le côté "personnage solitaire et paumé", le côté "pédagogie à l'école" ou le côté "rencontre entre inconnus" ^^

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