samedi 31 mars 2012

Bienvenue à Jericho

On découvre la ville de Jericho par l’intermédiaire de Jake, le personnage principal de la série. A travers son voyage, les premiers éléments de la ville qu’on aperçoit sont des indications topographiques, par exemple le panneau « Jericho 47 » ou « Welcome to Kansas ».  Comme le titre le montre, nous arrivons dans un espace particulier, presque un personnage à part entière, c’est la réussite de cet épisode. Le premier thème abordé, c’est-à-dire le retour du personnage principal dans sa ville natale est quant à lui, plutôt récurrent à la télévision, on pense à Sarah dans Parenthood pour citer une série encore diffusée...  
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Dans ce cas, l’arrivée de Jake est primordiale, on note d’ailleurs la proximité phonétique entre son prénom et la ville de Jericho. Les « deux J » semblent liés, le héros pourrait être considéré comme une incarnation de la ville, son double, son opposé. Il n’a pas le choix et doit réagir face au danger, alors qu’il avait quitté sa ville, fui son passé il devra désormais se comporter en héros. La menace encore inconnue à ce stade de la série est relativement bien amenée puisque Jericho est l’histoire d’un petit univers ensoleillé qui se transforme en un monde sombre et effrayant. Si l'on peut déjà avoir quelques présomptions quant à la suite des évènements, on pense à l'importance des ondes, notamment radiophoniques qui apparaissent à plusieurs reprises, on ignore encore tout d’elle, on ne sait ni ce qu’elle est, ni d’où elle vient, or cette ignorance et cette impossibilité de localiser le danger sont toujours le meilleur vecteur de la peur. Elles vont être source d’un repli sur soi de la communauté qui se resserrera presque en un huis clos, ce qui est d’ailleurs le cœur d’un grand nombre de films de Hitchcock. Les maisons deviennent des refuges durant la nuit alors que la nature autrefois accueillante devient dangereuse. Le thème de l’unité et de la division sont abordés, les citoyens constituent une sorte de grande famille, unie contre la menace, c’est la condition de leur survie. Jake deviendra une sorte de leader et se posera enfin en héros malgré son passé incertain, tous les problèmes et doutes qu’il a pu avoir avant son retour à Jericho. On lui demande d'ailleurs "Where have you been ?", on ignore encore tout de lui, il possède cette part de mystère qui peut inciter le téléspectateur à regarder les épisodes suivants, cette part de mystère qui se fond naturellement avec celle qui s'empare de la ville. Ainsi, la catastrophe révèlera une part de lui-même, c’est le double effet de l’obscurité et de la douleur. Comme Eric Taylor le dit dans Friday Night Lights : (on pourrait, si on l’osait parler d’intersérialité au lieu d’intertextualité ! )  « We will now all be tested. It is these times...it is this pain...that allows us to look inside ourselves. » La source de destruction peut aussi être source de construction de l’être humain, ce qui peut rendre la psychologie des personnages riche et profonde. La série a un certain potentiel de ce côté même si elle emprunte des chemins battus maintes et maintes fois, elle devra se distinguer des autres pour ne pas tomber dans d’affligeantes banalités. La fin est un écho aux premières minutes, on conclut sur une voiture qui n’est, cette foi plus dans la lumière mais dans la nuit. Un plan de corbeaux, symboles basiques du danger terminent l’épisode. « What’s happening ? » demande un personnage, cette question dirigera l’ensemble de la série.

Mon avis : Une série d’action très classique, sans surprises qui sait toutefois bien utiliser les codes des films catastrophe. Sans être extraordinaire, le pilote se fait assez solide et pose de bonnes bases pour la suite. A suivre pour ceux qui aiment le genre.

dimanche 25 mars 2012

Detachment

! [Cette analyse s'adresse principalement aux personnes ayant vu le film]

«Jamais je n’ai senti, si avant, à la fois mon détachement de moi-même et ma présence au monde » Albert Camus dans L'Etranger
           
               Les premières minutes du film réunissent différents témoignages, donnant l’apparence d’un documentaire à propos de l’éducation aux États-Unis. Lors de la sortie du film, on pouvait d’ailleurs lire cet avis du journal 20 minutes "On met une très bonne note à ce film instructif." S'il est instructif, la formulation révèle toutefois que le critique n'a pas compris le message véhiculé. On met une bonne note, comme à l'école, on oublie la poésie, on oublie ce pourquoi nous nous rendons dans les salles de cinéma. On parle d'ailleurs de message quand le film est médiocre, pas dans le sens de mauvais mais simplement de moyen. Je ne pense pas que ça soit le cas ici,je ne résumerais pas Detachment à un film "instructif".  Au début je me suis effectivement demandée si par les divers témoignages et les petits dessins qui s'interposent entre les plans ça n'allait pas être être le cas mais l'histoire s'intéresse ensuite véritablement au mal-être et au détachement.

"My mother was a teacher and I knew without a shadow of a doubt from my early childhood that the one job I would never do is become an teacher. Anything rather become a teacher."

"They believe they could make the difference. I know how important it is after guidance and to have someone help you to understand the complexities of the world where we're living, they didn't really have that...growing up." Henry

                Henry Barthes (serait-ce une allusion à Roland Barthes, critique et sémiologue français ? ) est professeur remplaçant de littérature. En constant mouvement, il ne s’attache ni aux lieux, ni aux personnes, errant de son logement provisoire au lycée, hanté par les fantômes de son passé. L’établissement scolaire est extrêmement difficile,  le projet éducatif s’efface, l’union des collègues vacille face à une situation qui semble sans espoir. En rentrant chez lui, Henry rencontre une jeune fille qui se prostitue, une des élèves de sa classe est suicidaire, la vie de couple de la directrice est si mauvaise, voire pitoyable qu’elle en semble caricaturale. De plus le passé familial du professeur est lourd, tous ces éléments creusent le fossé entre le détachement apparent du personnage et son environnement, l’atmosphère du film. Le sujet est profondément touchant, nous sommes tous allés à l'école, nous avons tous un rapport différent avec l'institution scolaire, un vécu différent. Et ces instants bons ou mauvais nous ont formés, ils sont au fondement de notre vie.  Cette période est censée être un élan vers l'avenir, on est censé se projeter, avoir de l'espoir mais ce que décrit Detachment, de façon peut-être excessive face au quotidien de la plupart des lycéens ou professeurs c'est justement la perte de cette foi. La dramatisation des intrigues qui se chevauchent peut déranger ou sembler inutile, on aurait un surplus tragique,  un manque de réalisme mais l’intérêt n’est pas négligeable et en adéquation avec le titre du film. En effet, pour que cet état frappe le spectateur, pour qu'on s'y sente associé et qu'on le ressente également, il fallait passer par cette violence des situations, par le suicide d'une élève, par la rencontre d'une jeune fille qui se prostitue, cela permet de comprendre le mécanisme du détachement. N'importe quel professeur aurait craqué, aurait agi différemment mais Henry n'est plus vraiment là, il erre entre ses souvenirs douloureux qu'il a réduits au rang d'ombres et son morne présent. Il voit les choses telles qu'elles sont, il a renoncé à l'illusion, il sait que son grand-père a été violent avec sa mère, qu'il est en partie responsable de son suicide ou qu'il n'a rien fait pour l'empêcher mais Henry, sans énergie a perdu la notion même de colère, on ne se situe pas dans ce type d'énergie propre aux héros romantiques du XIX ème siècle, on n'assiste pas à des élans passionnés. Au milieu de tout ce détachement, quelques crises voient l'âme ressurgir. La douleur se fait sourde, elle gronde : Henry jette chaises et tables, la conseillère d'orientation hurle, une lycéenne se suicide, la jeune protégée d'Henry pleure et finit par avouer qu'elle n'a que lui, qu'elle l'aime et qu'il est sa famille. Ce sont les rares occasions ou les personnages se dévoilent, où l'on accède à leurs intériorités, c'en est bien plus percutant. Cela dévoile que le détachement est un travail perpétuel, il est loin d’être naturel, cette anesthésie des sentiments peut s’envoler en quelques instants. Comme l’écrit Christine Orban : « L’indifférence n’est pas naturelle. Elle est un apprentissage tristement nécessaire. » Pourquoi être indifférent ? Il s’agit de survie, on continue à respirer, à se lever chaque jour en attendant de se réveiller de ce mauvais rêve, en attendant d’avoir une raison de se lever, de se motiver. Au début du film, on voit d’ailleurs Henry errant le soir dans les rues. Il marche d'un pas lent, le regard vide. Et un jour, on se réveille. On prend comme tous les matins notre première bouffée d’oxygène mais celle-ci est différente, on ne retient plus notre souffle. On vit. On garde l’amertume des jours passés, la découverte du monde nous a changés, nous sommes marqués mais nous avons une raison de vivre, une appartenance, un ancrage au monde. C’est quand ce lien est brisé qu’on dérive, qu’on se laisse aller errant de rue en rue, de bus en bus.  
"the tears were off from myself"

                Si les situations sont extrêmes, la réalité n’est pas toujours lointaine, par exemple le professeur timide, l’air ringard, rongé par un mal-être profond peut rappeler à beaucoup des enseignants rencontrés au cours d’un parcours scolaire. Il dit : "Sit down, I'm starting the DVD." tandis que le brouhaha s’étend, ceci est une scène assez réaliste. Ce professeur, totalement désespéré exhibe sa solitude et son isolement en restant de longues minutes sans rien faire derrière le grillage en espérant que quelqu’un le remarque.

Cela est à rattacher avec une phrase résumant bien le film :  « Who cares ? » L'annonce du suicide final se fait par la lecture des copies des élèves, la scène est programmatique. On s’étonne que personne ne s’en soit vraiment alerté. La mention : "no name" semble faire écho au "who cares". Meredith, cherchait juste un signe, une oreille attentive, c’est-à-dire quelqu'un qui puisse compter dans sa vie, et l’encourager sincèrement. Affaiblie par les critiques récurrentes de son père, elle avait atteint un état de non-retour. Henry était sa dernière chance, sans espoir elle ne pouvait plus vivre alors elle décida d'arrêter, l'ultime détachement : la fin de la vie, celle qui rend tout résurgence de l'âme impossible. Henry n'est pas l’idéal du professeur qu'on trouve dans Le Cercle des poètes disparus (Dead poets society), il ne se comporte pas en héros, il ne se bat pas. On ne se situe pas dans du grand tragique puisque le système éteint l’être, le fait mourir à petit feu. C’est pourquoi la BO est assez minimaliste, les cordes sont très peu présentes, quelques notes de piano se font entendre. Le lycée n'est donc pas si éloigné de la petite chambre d'hôpital où séjourne le grand-père de Henry, c’est l’antre de la désillusion dont le détachement découle. Le seul qui semble heureux tient parce qu'il prend ses petites "pilules du bonheur", pilules qui maintiennent l’illusion. La conseillère d'orientation est celle qui connaît "the truth". "it's so easy to be careless." le jeune professeur de mathématiques nourrit encore des espoirs, ceux-ci ne sont pas vains puisqu’elle parvient à aider un lycéen. Cela met en valeur un apprentissage prenant en compte les individualités, ce que les systèmes, les institutions tendent précisément à détruire. Les petits dessins animés qui reviennent souvent sont finalement assez appréciables, ils ramènent à l'enfance, la montrant en pleine chute. Le film est le récit d’un anéantissement, on évolue donc dans le cadre du nihilisme.

                S’il y a remise en cause du système, on ne doit pas se limiter à l’école mais aussi aux institutions médicales mais plus généralement c’est la société qui nous apparaît sous un jour peu flatteur. L’absurdité du monde est mise en avant, c’est cette conscience qui impose le détachement. On ne peut pas lutter contre l'absurdité, on doit juste tenter de trouver son propre chemin dans la foule, de se créer une carapace et de trouver sa façon de survivre...à la vie.
           

                    Intéressons-nous maintenant à la jeune prostituée et à Henry. Pour la première, heurter les gens, s'y opposer est le seul moyen qu'elle a de nouer un lien avec eux. Elle les allume ou les agresse verbalement. L’enseignant lui dit tout d’abord "just walk away" sans prêter attention à elle, on a bien l'attitude de l'homme détaché de sa vie. Son hygiène de vie est parfaite, son appartement est presque vide, non personnalisé. C'est logique c'est un remplaçant, il a choisi ce qui lui permettait de ne s'attacher à personne, de bouger sans cesse sans se fixer. Sa vie est désaffectée dans les deux sens du terme. Il fume toutefois  une cigarette de temps en temps.  Sa jeune protégée est à l'inverse de lui, pas désaffectée, débauchée, salie mais en prise au même désabusement. Elle a choisi une autre voie. "go to sleep" est le seul traitement qu'il propose, c'est son mode de fonctionnement, même éveillé il a endormi sa vie. On suppose que le suicide de sa mère a été une véritable brisure de son être, une rupture dans sa vie qui a même changé son rapport au temps. On peut supposer que c’est ainsi que fonctionnent la plupart des personnes après un traumatisme. Un jour tout allait bien puis leur vie s’est brisée alors elles ont continué à se lever le matin, perdues et hantées par le passé. Erica avait renoncé avait renoncé à la vie. Pour perdre toute estime d'elle-même en se prostituant, c'est qu'elle ne pensait pas avant de rencontrer Henry que ça en vaille la peine, elle ne pensait pas avoir un avenir. Meredith se situe du côté sombre, elle se suicide mais cette jeune fille qui a renoncé, tout comme Henry qui est en « stand by », mi-mort mi-vivant (on se rappelle du perso principal de Somewhere) finit par retrouver l'espoir. La toute fin du film laisse donc apparaître une lueur, un dégel du personnage principal. Henry tend au début du film un mouchoir pour que sa jeune protégée s'essuie la bouche, qu'elle l'assainisse en quelque sorte. A la fin du film c'est lui qui fait ce geste, pour ôter le sang de Meredith. Peut-être s'est-il libéré, à nouveau confronté au suicide, libéré du poids de son passé. Il s'allège de cette ombre qui pèse sur son cœur puisqu'il est lui-même dépressif. S'essuyer la bouche, ne serait-ce pas le signe de l’ acceptation de la vie ? Se passer de l'eau sur le visage a également cette valeur, c’est un geste purificateur. C'est alors qu'il dit "we're feeling." C'est pour cela qu'étrangement le film peut "faire du bien", impression dont on m'a parlé sur twitter, on pourrait ainsi y voir une fonction cathartique. Ce film ferait écho à nos propres questions existentielles, à notre propre solitude, un sentiment qu'on a tous connu puisque, comme l'écrivait George Sand : "La foule est le désert des hommes." Mais ici point de foule, au contraire on plonge à corps perdu dans au cœur de la solitude.
                 Les violons apparaissent à la toute fin quand le terme « detachment » s'efface et disparaît au milieu de cet écran noir. Henry essayait de maintenir cet état pour survivre, cet équilibre était fragile puisqu’on le voyait pleurer dans le bus au début du film. Ses yeux devaient être secs de larmes mais les hommes sont ainsi. « we're feeling », quelques soient nos moyens de protection : pilules du bonheur, détachement apparent, des grosses lunettes noires et un air sévère (la conseillère), une bonne conscience,  une foi (la prof de math) aveugle, un sourire étincelant... Peu importe quels sont nos remparts, we're feeling. Et quand on plonge définitivement dans le détachement, quand la remontée à la surface du monde est trop insupportable, on cesse de vivre, on meurt, comme la mère d'Henry, comme Meredith mais le plus souvent, aussi dur que soit ce simple geste de se lever, de sortir de chez soi et de se rendre au travail, on le fait. On continue chaque jour, en attendant de trouver des personnes qui nous regardent vraiment, des personnes qui font attention à nous justement et qui répondent à cette éternelle question : "who cares ?".
               Cependant cette lueur n'est valable que pour des destins individuels, des histoires personnelles. Le constat sur la société dans son ensemble sombre à la toute fin du film dans le désespoir le plus total. Les tables de la salle de cours sont renversées, les feuilles volent. Tout est vide. Cette vacuité est présente tout au long du film, notamment par les plans sur les couloirs vides et c’est à cet instant qu’elle atteint son paroxysme, c'est incarné de manière saisissante par le texte de Poe. Cette institution qu'on appelle école, ces murs, les bâtiments mêmes ont un pouvoir sur vous, ils peuvent à eux seuls vous plonger dans un malaise profond. Pour en sortir il faudra se battre, il faudra pouvoir vivre mais le message est clair : l'école peut être néfaste à l'individu et être source d’anéantissement, destruction de l'être au lieu de le construire. L'école a une âme et elle peut ronger la vôtre. Si les êtres dérivent, l’école entité vivante aussi. C'est le point de vue, le ressenti des personnages qu'on a ici, ainsi le film montre comment chaque individu peut réagir face à la même société, le personnage principal, au cœur de la réflexion générale illustre la dépression, c'est probablement le motif principal de Detachment. Avant d'être un film sur l'école, sur une famille déchirée, sur une jeune prostituée, c'est un film sur la dépression.


Le texte de Poe : lien

Quelques autres critiques : celle d’Ecran large, de ladyteruki pour les plus positives. J’y adhère totalement. Et celle de delromainzika qui n’a visiblement pas...aimé. Un point de vue opposé, c’est également intéressant !