vendredi 25 février 2011

Match Point en quelques sets

[Attention : cet article s'adresse aux personnes ayant déjà vu le film.]

J'ai eu un peu de mal à sortir cette critique, je dois l'avouer, je ne savais pas vraiment par où commencer. Mais je crois que c'est précisément parce que Match Point est un film réussi que le thème, la réalisation, la BO, le scénario se mêlent subtilement sans qu'on puisse en retrouver les coutures. Ce n'est pas l'assemblage d'un puzzle dont il suffirait de mettre en évidence les différents aspects. La première fois que j'ai vu Match Point, j'y ai vu un film dérangeant sans en saisir la dimension.  C'était comme effleurer la surface d'un film sans y pénétrer. Après revisionnage, je pus en tirer quelques réflexions.


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Chris tente de s'élever socialement et de s'intégrer dans un monde bourgeois, il en accepte donc tous les rituels dont la chasse, les dîners, ... La visite du musée d'art contemporain me rappelle les romans de Balzac et leur fameuse ironie à propos de la vie bourgeoise. L'un d'entre eux mettait également en scène la visite d'une galerie d'art, les personnages ne s'y intéressaient pas réellement, ils continuaient à parler de leurs problèmes quotidiens en s'extasiant de temps à autres devant un tableau. Ce type de sortie, c'est chic et tendance, "the place to be" pour Chloe et sa famille... On demande à Chloé comment va Tom, elle répond "Il va bien(...) Ils ont bébé." Il s'agit des étapes de la vie, prédéfinies par lesquelles elle doit absolument passer, se marier, avoir un bébé. Cela devient une véritable obsession, elle en parle sans cesse.

L'expression "J'en veux un à moi" sonne comme une marque de possession, il s'agit d'augmenter le nombre des ses propriétés privées. Tout semble organisé préalablement, on ne note aucune place pour la spontanéité, cette mécanique bourgeoise est bien huilée et rien ne peut l'arrêter, on le constate davantage encore après la mort de Nola, on s'attriste de la nouvelle et la vie reprend son cours.

Chloé est un personnage très bavard, tant qu'on pourrait qualifier ses discussions de babillage creux et inutile (combien de fois vous êtes vous retrouvé devant ce genre de personne,  elle vous parle... vous parle sans que rien ne vous touche véritablement et que tout, toujours vous ennuie profondément) néanmoins elle apparaît comme un personnage sincère, gentil qui n'a pas su s'affranchir de son éducation et briser cet embrigadement social. C'est en observant Chris que l'on constate à quel point cette société peut mener à l'hypocrisie. D'ailleurs, lui et Nola ont le même parcours, ils ne sont pas amoureux de leurs époux, tout semble faux, cette vie en société n'est qu' un simulacre de vie, un jeu fondé sur les apparences. Avec Chris, le personnage central, pas de questions existentielles ni de longues discussions, tout passe par le regard que la réalisation porte à merveille. Dans ce film le dit est insignifiant tandis que le non-dit, voire l'interdit constitue la cœur de l'histoire.


                Nous sommes habitués au schéma traditionnel du crime passionnel : le mari qui tue sa femme pour vivre avec son amante mais Woody Allen inverse la donne, il nous laisse quelques temps dans l'incertitude mais finalement Chris passe à l'acte.  Ensuite il suffit de faire comme si tout était normal au téléphone alors qu'il est brisé, il pleure. (Ce film, je le trouve brillant. Dérangeant mais brillant !) Elle est un obstacle à son programme, il doit donc l'éliminer, cela suit une pensée froide et rationnelle mais il n'est pas une machine ou un automate, il ressent la passion. Il tentera de la faire taire, comme si vivre dans l'illusion pouvait changer la réalité. Il élimine les obstacles, les sentiments sont des obstacles mais il l'aimait, j'en suis sûre.  On pourrait donc qualifier les deux meurtres de folie rationnelle, croire que l'homme peut se soumettre totalement à une raison froide, implacable en ne ressentant plus d'émotions humaines est finalement une pensée naïve. De ce point de vue on pourrait presque considérer Chris comme victime de ce jugement, il devra vivre avec ses actes, ou se suicider.* (La première fois que j'ai vu le film (de façon superficielle je dois l'avouer), j'ai pensé "quel salop" mais maintenant  ce personnage me touche assez. )

"Ça ne suffit pas !  Mais Nola, soit raisonnable " Au premier abord on peut penser que la raison vainc l'amour mais la scène finale nous suggère l'inverse.

"la différence entre l'amour et la luxure" Chris tente de rationaliser sa passion pour Nola en parlant de luxure mais en vain...

Ainsi avec Match Point naît un nouveau genre...Exit les crimes passionnels, bienvenue les crimes rationnels !



"Y en a vraiment qu'ont pas de chance." Déclaration du témoin, la notion de chance ou de hasard est finalement omniprésente. Évidemment, cela sonne amèrement aux oreilles du spectateur, on sait que le crime a été soigneusement prémédité mais l'ironie se retourne plus tard contre le personnage principal, son destin est lié au rebond de l'anneau jeté dans la Tamise ! A la fin, évidemment on a envie qu'il se fasse arrêter (parce que... quand même, celui-là quel beau salop ! ), notre éducation, notre moralité naturelle nous dresse contre le mensonge, il nous est insupportable, on veut que cela cesse. D'autant plus qu'on connaît l'erreur commise, on pense qu'il se fera arrêter à cause de la bague, cela rend la tension d'autant plus forte.

Chris est définitivement seul face à lui-même, face à sa conscience. Quand elle parle et qu'il a des hallucinations ( lorsque ses deux victimes lui apparaissent), il répond "les innocents sont parfois sacrifiés pour de plus grandes causes, vous avez été un dommage collatéral." Il tente encore de rationaliser la situation mais son esprit n'est pas fait pour supporter une telle pression, il en vient à espérer d'être découvert, à espérer la justice.

"Prépare-toi à payer le prix." Ne pas avoir lancé l'anneau suffisamment loin résonne comme un désir inavoué d'être finalement appréhendé d'ailleurs il dit à sa conscience "Il conviendrait que je sois appréhendé." Il espère que la justice le punira mais ce ne sera pas le cas, ainsi la société mais aussi la vie perdront leur sens et deviendront un vain manège, ou un simple terrain de tennis.

Ne pas être arrêté voilà la pire des défaites, car il devra vivre avec sa culpabilité. La justice n'est pas faite, il a été fort, il le sait et c'est encore pire parce qu'il sait désormais que rien n'a de sens. Cette société, cette vie, il l'a désormais, il la connaît et il en perçoit la vacuité, et c'est trop tard. Seul face à lui-même il doit vivre éternellement avec la voix de la culpabilité. Il continue toutefois à vivre, comme si rien ne s'était passé mais on devine qu'une partie de lui-même est morte,  il n'est plus qu'un corps bourgeois qui se meut dans un terrain de jeu. Chris semble avoir tué son essence,  son intériorité en assassinant son amante, il ne reste plus de lui qu'une enveloppe forgée de mensonge.  "N'est-il pas évident ...?" demande-t-il à l'inspecteur de police. Il s'agit donc de juger les apparences, les détails qui frappent notre œil. A force de vivre dans la mimesis il semble donc qu'il ait fait disparaître ce qu'il y avait de plus vivant en lui.



                Chris évolue dans un malaise constant, plus le film avance plus on ressent cette pression interne. Dans son bureau, il fait une crise d'angoisse, il se sent de plus en plus oppressé, véritablement écartelé entre ses projets et son amour pour Nola.  Ainsi pris au piège il développe en quelque sorte une claustrophobie grandissante. Il ne peut pas dire ce qu'il a sur le cœur, il ne peut agir selon ses désirs, quand il va en ce sens un blocage se produit l'emprisonnant dans sa vie, tout lâcher lui est impossible, d'où la suffocation. Ainsi il ne pourra jamais parler vrai. "As-tu une liaison ?"lui demande Chloe Il répond froidement "Non." L'âme de Chris semble déconnectée de son âme. Rien ne peut changer ce fait, sa vie est conditionnée, tout ce que lui et Nola ont pu envisager ne verra jamais jour. "Qu'est-ce que je vais devenir ?" Cette phrase dénote de la peur de l'inconnu. "Pourquoi ? Pour vivre comment ? Où ?" Il se sent paralysé dans sa propre vie, il ne peut pas en changer et tout risquer pour une passion, siège de l'irraisonnable. Ces angoisses sont croissantes, au téléphone il ne peut même plus répondre, aucun son ne sort de sa bouche. Ce film, sa vie semble maintenue dans le terrible étau du destin, il ne peut y échapper quoi qu'il fasse, quoi qu'il pense, c'est terrifiant en fait. Chris est condamné à s'enfoncer dans le mensonge, jusqu'à commettre un acte irréversible. "tout ça me ronge" Finalement , ce qui terrorisait le plus Chris était ce caractère irréversible, or en
commettant un double meurtre il y plonge et se condamne...

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Le parallèle est évident entre la vie de Chris et un match de tennis. Le premier trait remarquable du personnage est son ambition. Il mène sa vie comme un match, ses rencontres sont pour lui semblables à des balles qu'il lance en vue d'un certain but. Même si ça ne lui plaît pas il fait ce qu'il croit nécessaire, comme au cours d'une guerre, c'est ce qu'il montrait par sa déclaration tranchante mentionnant les dégâts collatéraux.


"C'est toujours impressionnant de voir comment la vie change selon que la balle passe d'un côté ou de l'autre du filet."

La structure narrative parfaite car la musique et la réalisation ne la portent pas non, elles en sont partie intégrante.  Chaque détail peut donc nous aider à comprendre le film, chaque détail mène au dénouement.

"Celui qui a dit je préfère la chance au talent avait un regard pénétrant sur la vie. Les gens n'osent pas admettre à quel point leur vie dépend de la chance. Ça fait peur de penser que tant de choses échappent à notre contrôle."

"Dans un match de tennis, il y a des instants quand la balle frappe le haut du filet où elle peut soit passer de l'autre côté, soit retomber en arrière. Avec un peu de chance, elle passe et on gagne ou peut-être qu'elle ne passe pas et on perd..."

L'anneau joue le rôle de la balle de tennis. Le scénariste surprend le spectateur, on croyait qu'il perdrait Chris, mais c'est justement lui qui l'innocente. Au début du film, Chris avait déclaré de façon annonciatrice qu'un détail pouvait tout changer. Ainsi sa vie est due au hasard, tombé à l'eau Chris aurait été arrêté mais on comprend que finalement la vie sera un supplice bien pire.

La musique guide aussi la narration, la BO sublime est entièrement composée d'opéra, elle est la seule voix lyrique du film, elle constitue l'âme de Chris mais aussi sa conscience, la dernière image ne présente qu'un regard, un regard vide hanté par un air...


             
La musique a un autre rôle, elle commente les images, comme du temps des tragédies grecques où le chœur ne pouvait que plaindre des personnages victimes du destin. On se dit que Chris aurait pu tout quitter, renoncer à la gloire l'argent, laisser l'entreprise, continuer une vie modeste avec ses cours de tennis et vivre avec Nola mais à chaque fois qu'il semble engager sur cette voie une force invisible l'en empêche. "Il le faut." Cette notion de devoir guide le film, Chris s'impose des règles auxquelles il ne peut échapper. Il est pris comme dans un engrenage, il se sent piégé. Après avoir tué Nola, il en vient à espérer d'être découvert, qu'un élément extérieur le traduise en justice mais rien ne se produit. Il est en quelque sorte condamné par son propre destin  à vivre avec sa conscience.  Cette notion est je pense primordiale, on a la sensation que l'histoire ne pouvait se dérouler autrement pour Chris, ce qui nous plonge dans le fatum latin.

Avec Match Point, on sait dès le début que le film s'achèvera sur une note sombre mais l'on ignore comment. C'est inéluctable, on se dirige vers la défaite d'un match sans rien pouvoir y faire. D'ailleurs Chris n'hésite pas, il est bouleversé avant même de tuer Nola mais il ne songe pas une seule seconde à renoncer, c'est ce qui rend le personnage si complexe. Le personnage principal (Chris Wilton), cite Sophocle : « Ne jamais être né est peut-être le plus grand bienfait ». On sait qu'il ne mourra pas et que la plus grande souffrance pour lui sera la vie, se mouvoir dans une société en laquelle il ne croît pas, profondément injuste, vide, superficielle sans amour et hanté par le remord.



*Certains s'attendaient au suicide de Chris à la fin du film.  Les dernières minutes l'annoncent peut-être. En effet, un titre de la BO est issu de McBeth, or lady McBeth est un personnage hanté par le remords après le meurtre de Duncan, elle sombre alors dans la folie et finit par se suicider. Mais ceci n'est qu'une spéculation, la fin ouverte possède une puissance remarquable, et ne pouvait selon moi être davantage réussie.

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